CHAPITRE III

Deux heures, trois cocktails et, pour me calmer les nerfs, un verre de whisky local plus tard, je craque. D’accord, j’avais une bonne demi-heure de retard, mais ce n’est quand même pas une raison pour me prendre pour un cave. Je paie ma dernière consommation, remballe ma sphère de crédit, qui ressemble de plus en plus à une bille pour gosses, et je sors – après m’être rhabillé au vestiaire.

Furieux, je repars à grands pas vers l’ascenseur, en faisant gaffe au chemin. Il ne manquerait plus que je me perde. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir foutre de mes deux anthropoïdes, moi ? Je vais être obligé de me taper une étude de marché. Saleté !

— Gaba, Gaba, hey ! crie soudain une voix derrière moi.

Mon œil fraîchement lavé, qui a repris sa place dans mon dos, repère aussitôt celui qui me hèle ainsi, au mépris de la discrétion la plus élémentaire. Mon bref espoir d’avoir été reconnu in extremis par mon contact ne résiste pas à cette vision : c’est le zigoto de tout à l’heure, celui qui a essayé de me flinguer. Il est couvert de la tête aux pieds de la boue dans laquelle on a dû le jeter quand il s’est fait sortir du Sein des Seins, mais ça ne l’empêche pas de me courir après avec une belle ardeur. Ils ont la rancune tenace, dans le coin.

Je me retourne d’un bloc tout en sortant mon pistolaser. Mon demi-tour est à peine achevé que j’ai déjà ma cible en joue.

— Non, tire pas ! braille le tueur. Il faut que je…

Trop tard. J’ai appuyé sur la détente. Il se jette à terre au moment où l’arme crache son joli rayon parme, ce qui lui évite le pire. Le trait lui emporte juste un bout de pied avant d’aller démolir un mètre carré du revêtement plastique qui couvre le sol. Merde ! On ne peut pas vraiment appeler ça un coup de marteau dans un mur, mais je me demande si ça ne tombe pas sous le coup de la même loi. Je n’ai pas intérêt à moisir ici.

Mon adversaire fait un roulé-boulé et se redresse d’un bond. Je l’ajuste à nouveau. Autour de nous, un brusque mais compréhensible mouvement de foule nous a dégagé le terrain.

— Arrête ! gueule-t-il en levant bien haut ses mains ouvertes. J’ai rien contre toi, mec !

— T’as eu une drôle de façon de le montrer, tout à l’heure ! dis-je sans cesser de le braquer, bien qu’il ne semble effectivement pas agressif.

— Je ne t’avais pas reconnu, m’explique-t-il, se détendant un peu, soulagé de voir que j’ai décidé de l’écouter avant de tirer. C’est moi que tu devais rencontrer dans ce bar. Comme tu étais en retard,

je tuais le temps en braquant l’autre vieille poire et je ne t’ai pas vu entrer. Ensuite, j’avoue que j’ai mal réagi, mais j’ai été bien puni. (Il se tâte le sommet du crâne.) Un peu plus et tu me défonçais la tête : ça ne fait que dix minutes que je suis debout et j’ai l’impression d’avoir une gigaturbine à la place du cerveau.

Je chasse son sourire mielleux en agitant mon pistolaser.

— Mot de passe ?

Il hoche la tête.

— Excuse-moi, j’oubliais : Si t’as les flics au cul, serre les fesses et fais pas de remous dans la cuve à glamoune. Allez, Gaba, range ton flingue et suis-moi. Faut se tirer d’ici avant que les kubflics arrivent.

Ça, c’est la voix de la sagesse. Comme le mot de passe est correct, je remise mon artillerie et j’emboîte le pas à mon antipathique contact, qui fend déjà la foule sans s’occuper de savoir si je le suis ou non. Il claudique un peu mais, apparemment, ma décharge laser n’a fait que raboter le talon de sa botte. Tant mieux, tout compte fait.

— Je m’appelle Hatart, m’informe-t-il quand je le rattrape. Ça te dit quelque chose ?

Ça ne me dit absolument rien.

— J’ai déjà entendu causer de toi, affirmé-je. Il paraît que t’es doué.

Il se rengorge. J’ai vu juste : c’est un crétin parfait.

— Alors tu dois te douter de qui on va voir ? enchaîne-t-il, pernicieux.

Je n’ai rien dit : le crétin, c’est moi.

— J’ai mon idée sur la question, réponds-je sans me démonter. Mais d’après ce que je sais de la personne en question, elle nous sera reconnaissante de ne pas prononcer son nom en public.

J’ai toujours été doué pour les pirouettes. Hâtart semble réfléchir un instant – je dis « semble » parce que je ne suis pas encore sûr qu’il en soit capable –, puis opine du chef[3].

Nous arrivons à l’ascenseur sans incident notable. Avant d’y entrer, mon guide sort de sa poche ce qui ressemble à une boîte d’allumettes pourvue d’un bouton poussoir – lequel, une fois poussé, fait jaillir du machin précité une combi complète, un rien froissée mais par ailleurs tout à fait honnête.

— Ça s’achète, ça, à Tchoume ? questionné-je, intéressé.

Hatart me jette un regard en dessous. Ses lèvres s’étirent en un rictus sardonique.

— Tout s’achète, à Tchoume, me dit-il, prenant l’air cruel.

Pas à dire, il a la gueule de l’emploi. Je profite de qu’il est en train de s’habiller pour faire réintégrer son orbite à mon œil baladeur. Si je garde les paupières bien fermées, personne ne devrait voir la différence. Une fois enclenché le système d’isolation de nos combis, nous entrons dans l’ascenseur, qui commence à nous propulser vers les hauteurs.

— J’ai parié gros que ça allait s’écrouler, m’apprend Hatart quand nous franchissons le vide central de l’immeuble.

— Moi, je crois que ça va tenir.

— Si t’as joué, tu vas perdre ton fric, mec. Je te garantis que ça va s’écrouler, même s’il faut que je m’en occupe personnellement.

— Ah, je vois.

Apparemment, la perspective de tuer quelques milliers de personnes qui, sinon, auraient droit au confortable pourcentage de chances de survie accordé par l’Etat, ne l’effraie pas outre mesure. Je ne sais pas pour qui il travaille, mais j’ai l’impression que ce n’est pas Amnesty Intersidéral.

Il prouve son manque de classe quelques instants plus tard en ne proposant pas de régler la note d’astroparc de Betty, que vient me réclamer le kub encaisseur. Toute ma sphère y passe, ou presque. Avec ce qui me reste, j’ai à peine de quoi me payer les toilettes publiques.

— T’as la marchandise ? interroge Hatart quand je lui fais les honneurs de mon bel astro.

Je lui désigne du pouce le vieux frigo.

— Sinon, je ne serais pas là. Tu m’indiques le chemin ?

Il secoue doucement la tête.

— Non, mon pote. C’est moi qui prends les commandes. Toi, tu vas mettre un joli bandeau sur tes jolis yeux. Le patron n’a pas envie que tu saches où il crèche.

— O.K., dis-je. C’est normal. Je…

Je n’ai aucune idée de ce que je vais ajouter, mais ça n’a pas la moindre importance, parce qu’à ce moment-là, je pique une quinte de toux monumentale. La gorge ne me pique nullement, mais ça me permet de me plier en deux et d’enfouir ma tête entre mes genoux. Quand je la relève enfin, il lui manque un œil, et ça ne se voit pas. Tellement pas qu’Hatart me déguise illico en joueur de colin-maillard, sans poser la moindre question.

Je me cale à mon aise dans le fauteuil du passager. Mon œil vient se percher sur mon épaule, du côté droit. Assis à ma gauche, mon guide ne peut pas le voir. Je lui passe le condensateur de positrons, que j’enlève toujours quand je quitte Betty. Quelques secondes plus tard, on décolle.

*

Si Hatart est un tueur minable, c’est en revanche un pilote correct. Il nous véhicule sans soubresauts de l’astroparc à une villa suspendue, au nord-ouest de la ville. Une des plus hautes. Une des plus grandes. D’après les fleurs qui poussent tout autour, je déduis qu’elle est entourée d’un gigantesque champ thermo-isolant. Un bon point, ça : mon client est plein aux as. Les petits truands, c’est plus aléatoire : on ne sait jamais s’ils vont payer. Des fois, ils préfèrent perdre un fournisseur.

On se gare sur l’astroparc de la baraque, où se trouvent déjà deux véhicules nettement plus rutilants que Betty, gardés par des types armés – dépourvus de combis : j’avais vu juste. Il y a deux autres cerbères devant la porte d’entrée. C’est du sérieux. Je cale mon œil dans un repli de ma combi, histoire de chiquer les aveugles de manière convaincante, et je laisse Hatart m’aider à mettre pied à terre. Une main à plat dans mon dos, il me pousse doucement en avant.

— Déchargez l’astro, les gars ! ordonne-t-il, sans doute aux gardes de la porte. Les anthros sont à l’arrière, dans le frigo.

On passe un seuil.

— Excuse-moi, susurre mon guide en me collant face contre un mur. Il faut que je te fouille.

Mon œil joue à cache-cache avec ses mains pendant une demi-minute. Mon pistolaser change de propriétaire. Enfin, on m’autorise à me redresser et on m’enlève mon bandeau.

— Amène-toi, Gaba. Le patron t’attend.

Je suis Hatart dans un couloir fort large, illuminé par un simulateur de soleil mauve, au milieu du plafond. Les murs sont constellés d’holos irisés. Si je ne me trompe pas, il y a là quelques œuvres qui valent leur pesant de glamoune. Je sens soudain naître en moi une âme d’amateur d’art.

Au bout du couloir se trouve une porte à deux battants, ciselée dans le plastinoir le plus lustré, ornée de poignées d’or fin.

Mon guide y frappe deux coups légers. Une voix un peu éraillée, aiguë mais indubitablement masculine, lui donne la permission d’entrer – ce qu’il fait, moi sur ses talons.

— Voilà Gaba, monsieur, annonce-t-il. Apparemment, il a rempli son contrat.

— Parfait ! racle l’individu que je découvre maintenant, vautré dans un fauteuil antigrav, derrière un bureau laqué aussi grand qu’une piscine.

Je ne sais pas trop à quoi je m’attendais. La logique et les classiques voulaient que ce personnage soit un humain sexagénaire relativement corpulent, doté d’un crâne à moitié chauve, d’une moustache poivre et sel et de bajoues pendantes – et s’exprimant de surcroît avec un léger accent. Eh bien, pas du tout ! C’est un humain sexagénaire relativement corpulent, doté d’un crâne à moitié chauve, d’une moustache poivre et sel et de bajoues pendantes, mais il s’exprime sans le moindre accent.

— Enchanté de faire votre connaissance, monsieur, dis-je, poli.

— Moi aussi, Gaba. J’ai beaucoup entendu parler de vous. Mais avant toute chose, pour que nous puissions continuer cette conversation sur des bases de confiance mutuelle, puis-je vous prier d’ouvrir vos paupières centrales.

— Je vous demande pardon ?

Il a un petit claquement de lèvres agacé.

— Ne jouez pas avec moi. Je sais que vous êtes un Triclope.

Il fallait s’y attendre. Le chef est moins con que ses laquais. Je visse un sourire ingénu sur mes lèvres, j’écarte les mains en signe de bonne volonté, et je fournis au monsieur une vue imprenable sur mon orbite vide. Mon œil quitte les plis de ma combi pour rejoindre sagement sa place. Je le garde ouvert. J’ai souvent remarqué qu’un troisième œil a tendance à déconcentrer les humains. Ça peut s’avérer utile en cas de négociations.

Hatart s’attire un regard méprisant de son patron.

— Imbécile, lâche celui-ci. Il sait où nous sommes.

— Je n’arrive pas à mémoriser un chemin si ce n’est pas moi qui pilote, me hâté-je d’intervenir. Et de toute façon, je suis commerçant : je n’ai pas intérêt à trahir mes clients.

— Ça va, Gaba, je sais que vous n’avez jamais donné personne. (Il se retourne vers son séide :) Toi, on en reparlera. En attendant, va te changer : tu offenses mon odorat, ma vue et mon tapis !

Hatart s’incline légèrement avant de nous laisser. Au passage, il me dédie un coup d’œil tellement affectueux que j’en frissonne. En sortant, je ferai bien de surveiller mes arrières : avec son profil de traître de comédie, cet affreux serait capable d’aller voler un poignard dans un musée, rien que pour avoir le plaisir de me le planter dans le dos.

— Savez-vous qui je suis ? interroge mon hôte dès que nous sommes seuls.

Sa voix rauque m’écorche un peu plus les oreilles à chaque mot. On dirait un bout de métal qui crisse sur du verre.

— Je l’ignore, avoue-je.

— Mon nom est Aykip D. Foot Jr.

Ça, ça me dit quelque chose, ô combien. Ce type est célèbre jusqu’aux confins du système solaire de Givrée, dont il possède une des plus grosses fortunes. Originaire de Tchoume, Foot a utilisé les milliers de commerçants locaux pour se bâtir un véritable empire, grâce au racket. Je ne me demande plus à quoi vont servir mes anthros d’Uku.

— Ravi de vous rencontrer, monsieur, dis-je, sincère. Je vous admire beaucoup.

Il accepte le compliment d’un signe de tête avant d’ouvrir l’un des tiroirs de son bureau et d’en sortir deux sphères qu’il fait rouler vers moi. Je les attrape juste avant qu’elles ne tombent par terre.

— Trois mille crédits chacune, m’apprend-il. C’est bien le prix convenu.

Ici, je sais que je n’ai pas intérêt à faire le malin.

— Vous devez faire erreur, monsieur : le prix était de deux mille cinq cents crédits par anthro.

Il approuve, satisfait, comme si je venais de passer un test avec succès.

— Considérez le surplus comme une prime, mon cher. J’espère que nous retravaillerons souvent ensemble. À ce sujet, puis-je vous demander si vous avez des projets ?

Je hausse les épaules.

— Prendre des vacances. Il y a longtemps que je n’avais pas fait un coup assez important pour me le permettre. Je crois que je vais retourner un moment chez moi, me faire dorer aux soleils.

Il plisse les lèvres et pose les mains sur son sous-main, ce qui participe d’un sens de la logique confondant.

— En supposant que j’aie un travail à vous confier, pourriez-vous envisager de remettre ce repos à plus tard ?

— Quel genre de travail ? questionné-je, intrigué.

Foot me regarde longuement, comme pour me jauger. En fait, j’imagine qu’il ménage ses effets dramatiques, car il ne m’en aurait pas dit seulement aussi long s’il ne savait pas que je suis l’homme de la situation.

— Avez-vous déjà entendu parler de la Campanule Cosmique ?

Je secoue la tête.

— C’était un astro du siècle dernier, un des premiers modèles à cerveau positronique fabriqués par Mustgotothe, Inc. Il en était encore au stade des vols expérimentaux lorsqu’il a été détruit par une flotte pirate, quelque part dans la constellation du Cygne.

Je manifeste mon incompréhension d’un haussement de sourcils. Foot lève une main apaisante.

— Patience, mon cher, vous allez saisir. Au moment de l’incident que je viens d’évoquer, la Campanule Cosmique transportait à l’insu de son pilote des notes de la plus haute importance. Comme vous le savez sans doute, John I. Mustgotothe, le P.D.G. de la compagnie Mustgotothe, Inc. est immortel.

— Ou il le prétend, coupé-je. J’ai entendu dire qu’il avait été remplacé par un simulacre il y a plusieurs dizaines d’années.

— C’est faux. De même que la rumeur voulant que des clones se succèdent dans son fauteuil. Vous me pardonnerez de ne pas divulguer mes sources, mais j’ai la preuve que c’est toujours lui qui dirige la compagnie. Il a cent quatre-vingt-douze ans et en paraît à peine soixante : son immortalité – ou à tout le moins son exceptionnelle longévité – est donc indéniable.

— Je vois où vous voulez en venir : les notes que recelait la Campanule concernaient le secret de l’immortalité. Mais si elle a été détruite, vos précieux papiers l’ont été également.

Foot a un large sourire.

— Bien raisonné mais faux. Parce que la Campanule n’a pas été détruite. Elle a été endommagée par l’attaque des pirates, mais le pilote, Twadla Kejmymett, a réussi in extremis à sauver son appareil. Sans la fourberie de son employeur, il s’en serait tiré avec les honneurs.

— Je comprends de moins en moins, admets-je.

— Je sais où se trouve la carcasse de la Campanule Cosmique, reprend mon hôte. Elle s’est écrasée quelque part sur Stargrave.

Je sursaute, tellement surpris que mon troisième œil saute de lui-même hors de son orbite.

— Stargrave ? m’exclamé-je, le rattrapant in extremis avant qu’il ne s’abatte sur le bureau. Le cimetière des astronefs ? Mais c’est une légende !

Mon interlocuteur secoue doucement la tête.

— Je n’ai pas coutume de dépenser mon argent pour des légendes, Gaba, et je vous offre cinq cent mille crédits pour me ramener le secret que je convoite. Plus vos frais, bien entendu.

Je le regarde en me demandant s’il n’est pas tombé sur la tête. Le cimetière des astronefs ! La planète mythique où tous les astros dotés d’un cerveau positronique vont mourir lorsqu’ils sentent leur fin prochaine. C’est une histoire qui a connu son heure de gloire au début du siècle : des tas de pauvres crétins sont partis à la recherche de Stargrave, attirés par la possibilité de récupérer des dizaines de cuves à glamoune et de cerveaux, plus les diverses cargaisons des astros disparus. Aucun n’a réussi. La plupart ne sont jamais revenus. Depuis, la manie s’est un peu perdue. Moi, j’ai toujours cru que le cimetière était une fiction, un conte pour enfants. Mais Aykip D. Foot Jr. est tout sauf un doux rêveur. S’il s’intéresse à Star-grave, c’est qu’il a les preuves de son existence.

— Je crois qu’il faudrait que vous m’en disiez plus, monsieur, l’encouragé-je, pensif.

Il ne se fait pas prier.

— J’ai placé un certain nombre d’espions chez Mustgotothe, me confie-t-il. J’ai acquis la conviction qu’il s’agit d’un dangereux paranoïaque, mégalomane de surcroît. Jugez plutôt : étant l’inventeur des cerveaux positroniques, il possède l’exclusivité de leur fabrication, ce qui lui permet de tenir à sa botte la totalité des planètes évoluées : on n’imagine plus un vaisseau de guerre dépourvu de cerveau ; il ne tiendrait pas une nanoseconde face aux armes actuelles. Même moi, je suis obligé de passer par lui, ce qui m’énerve prodigieusement. Ce cher John a bien entendu toujours refusé de divulguer le principe de son invention, et comme il est soupçonneux de nature, il s’est arrangé pour que personne ne puisse jamais le découvrir : dès qu’un astro sortant de ses usines sent qu’il est irréparable, il exécute un dernier saut en hyperespace, jusqu’à l’endroit mystérieux que nous appelons Stargrave. Là, il peut s’éteindre en paix, sans crainte qu’un petit malin vienne le disséquer. Le même phénomène se produit si jamais on tente d’examiner le cerveau de trop près, même sur un astro neuf. Vous comprenez pourquoi je veux trouver ce cimetière, Gaba ? Il peut me rapporter non seulement l’immortalité, mais aussi le moyen de combattre Mustgotothe sur son propre terrain.

Je hoche la tête. C’est on ne peut plus clair : Foot veut devenir caliphe à la place du caliphe.

— Et où se trouve Stargrave ?

Il hausse les yeux au ciel.

— Vous me décevez, Gaba. Si je le savais, je ne vous engagerais pas : j’enverrais une troupe.

J’empêche de justesse mon œil central de jaillir à nouveau hors de mon corps.

— Vous voulez dire qu’il faut que je cherche ce foutu cimetière dans tout l’Univers ? Je vais y passer des années, et peut-être pour rien !

— Cinq cent mille crédits, me rappelle-t-il. Plus un cerveau pour votre astro dès que j’aurai réussi à en fabriquer.

Le secret de l’immortalité, en revanche, j’imagine que je peux me le carrer quelque part. Mais bon ! Si jamais je découvre ces sacrées notes, je pourrai toujours les photocopier…

— Il va sans dire que je m’assurerai que vous ne puissiez pas me doubler, ajoute Foot, comme s’il lisait dans mes pensées – ce qui, pour ce que j’en sais, est peut-être le cas.

— Je n’y songerais même pas, monsieur, m’empressé-je d’assurer, aussi servile que possible. Néanmoins… vous comprendrez qu’une telle question demande un peu de temps.

— Je vous laisse vingt-quatre heures pour vous décider, acquiesce-t-il. J’espère qu’en attendant, vous accepterez de demeurer mon invité.

Je m’incline légèrement. Ce n’est pas le genre d’invitation qu’on refuse.

— J’aimerais aller jeter un coup d’œil à mon astro, dis-je cependant. Vérifier que le déchargement s’est effectué sans casse.

— Faites comme chez vous, m’encourage-t-il. Nous nous verrons ce soir, au dîner.

*

Soyons net ! Je n’ai pas la moindre envie d’accepter l’offre de Foot. L’argent ne m’intéresse pas assez pour que je perde les plus belles années de ma vie dans une quête plus qu’hasardeuse. D’autant que mon employeur potentiel n’est à mon avis ni moins paranoïaque ni moins mégalomane que son rival : il a peut-être rêvé toute cette affaire. Si j’ai demandé un délai de réflexion, c’est dans l’espoir de trouver le moyen de refuser poliment. Ou, à défaut, celui de m’échapper d’ici sans bagarre. Avec ce qu’il vient de m’apprendre, je ne crois pas que Foot puisse me laisser partir comme ça. Après tout, je pourrais fort bien aller tout raconter à Mustgotothe… J’ai l’impression que je me suis fourré dans une galère comme j’en ai rarement connu.

Quand je ressors de la villa, les gardes ne font pas le moindre geste pour m’empêcher de rejoindre Betty. Mais j’ai dans l’idée qu’ils ont ordre de m’atomiser si jamais je fais mine de décoller. Mon copain Hatart n’est pas en vue : il doit lécher ses plaies d’amour-propre en privé. Grand bien lui fasse. Après tout, ses pratiques intimes ne regardent que lui.

Rien à signaler à l’intérieur de mon astro. Les types qui ont déchargé le frigo ont laissé du bordel mais ils n’ont rien cassé. Je remets un peu d’ordre avant d’aller brancher l’ordinateur de bord. À l’aide du code que j’ai un jour soutiré à une documentaliste survoltée au cours d’une partie fine, sur Nynf-O, je me branche sur les banques de données de l’Alliance et, par acquit de conscience, je demande des informations sur Stargrave. J’obtiens un petit texte que je parcours d’un œil attentif : néant. Rien de plus que ce que je savais déjà. Officiellement, le cimetière des astronefs est une légende.

— Tant pis, dis-je en coupant le contact. Merci quand même, Betty.

— À ton service, mon chou, me répond-elle.

?

!

%+£*[4]

Là, j’avoue, je suis soufflé. Mon fauteuil se rue à la rencontre de mes fesses – non, l’inverse – et je me vautre lamentablement, en proie, comme on dit, à un trouble irrépressible.

— P… pardon ? balbutie-je, hébété.

— Je dis : « À ton service, mon chou[5]. » Tu préfères « chéri » ?

— Oui, euh… non, euh… Betty ?

— Oui, mon chou ?

C’est une voix féminine grave et profonde, assez sensuelle pour émouvoir une pleine marmite de blanquette de veau à l’ancienne. Et elle provient indéniablement du haut-parleur de l’ordi, qui jusqu’ici n’avait jamais émis que des « bip » des « glop » et quelques « crac-boum-hue » dans ses moments les plus volubiles.

— Bon, d’accord, dis-je. J’ai compris : c’est une blague. Un de ces crétins a fourré un émetteur dans mon tableau de bord.

— Tu me blesses, mon chou. Ne peux-tu sentir que je suis réellement Betty ? Ta Betty. Ah ! si seulement je pouvais te sourire !

La coupe est pleine.

— Suffit ! Ah ! c’est comme ça ! Ah ! on me prend pour une tête d’Arcturien ! Si je découvre l’auteur de cette fine plaisanterie, je vais lui faire passer le goût des loukoums, moi.

— Ne t’énerve pas, mon chou, c’est mauvais pour ton cœur. Tu devrais…

Sans plus écouter ces inepties, je me propulse hors de Betty et, la bave aux lèvres, m’approche à grands pas des premiers gardes que j’aperçois.

— Dites donc, les guignols ! Je peux savoir lequel d’entre vous s’amuse à faire des blagues aux honnêtes gens ? Si vous croyez que…

Ce qui se passe à ce moment-là me sidère. Les cerbères de Foot n’ont pas l’air d’entendre ce que je leur dis. Fixés sur quelque chose qui se trouve apparemment derrière moi, leurs yeux s’écarquillent.

— Attention ! crie l’un d’eux en empoignant le fusilaser qu’il porte sur l’épaule.

Je suis leurs regards jusqu’au sol. Un rien trop tard. J’ai juste le temps de voir se détendre une longue forme colorée avant qu’un choc léger frappe ma botte et que deux crocs acérés la percent pour s’enfoncer dans mon mollet droit. Ensuite, la douleur explose dans ma jambe, qui me donne l’impression de doubler de volume instantanément. Je m’écroule sur le côté. Un rayon parme passe à deux doigts de moi pour aller frapper le serpent. Celui-ci exécute un quadruple saut périlleux en arrière avant de retomber le ventre en l’air, à moitié sectionné, encore animé de quelques soubresauts. C’est – c’était – une bestiole de cinquante centimètres de long, formée d’innombrables anneaux de couleurs différentes. Pas de gueule. Les crochets à venin qui m’ont atteint ne sont que des clous d’acier directement fichés dans une tête noire qu’on dirait faite en bakélite.

Je n’ai pas le temps de m’interroger plus avant sur cette étrange apparence. Un des gardes s’approche de moi en tirant de sa ceinture un petit cylindre de métal, dont il fait jaillir une longue lame d’énergie bleutée.

— Eh ! Qu’est-ce que tu…

— Désolé, mon vieux, me coupe-t-il. J’ai pas le choix.

Et comme il a l’air d’aimer couper, il ne s’arrête pas en si bon chemin : il abat son arme et me tranche la jambe droite à la hauteur du genou. La douleur qui me torturait précédemment fait place à une autre, cent fois pire. À ce moment-là, mon subconscient décide que je ne suis plus en état de supporter ce martyre et je m’évade de la réalité en perdant connaissance.